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Sarah Gourreau : Du Vaisseau mère et de celleux qui l’habitent

Dernière mise à jour : 13 juil. 2023

Après la publication de Pas de bougie bougie suivi de Shakesqueer : la querelle, deux pièces de théâtre parues en 2020 co-écrites aux côtés de Louise Dejour-Chobodicka et Alix Gourreau, Sarah refait une entrée remarquée au catalogue avec Vaisseau mère, un roman choral de grande envergure.




Sarah, tu signes à la rentrée littéraire ton premier roman, Vaisseau mère. Si tu devais te prêter à l’exercice d’en dire quelques mots, comment nous en parlerais-tu ?


Je dirais que c’est un roman d’amour. Que c’est un roman de famille. Que c’est un roman d’apprentissage. Que c’est un roman chorale, campé au sein d’une maison où cohabitent la communauté et la solitude, le queer et la normalité, l’art et le matérialisme. C’est un roman de guingois qui voudrait bien être respectable. J’aimerais en parler comme ça.


Tu livres un texte très puissant, où l’on suit les membres d’une famille choisie sur une fenêtre de plusieurs mois. Comment les personnages te sont venus, et pourquoi mettre au cœur de ton texte la question des liens – qui ne sont pas ceux du sang ?


La famille choisie est une des plus belles choses que je connaisse. Mais je ne sais pas comment la définir de façon satisfaisante. Ce qui c’est passé avec Vaisseau Mère, c’est que des personnages sont nés de situations et de relations privilégiées qu’on peine à nommer, et par conséquent, qu’on peine à voir. On peut dire qu’il s’agit d’histoires d’amour, d’amitié ou de famille, ça dépend de qui regarde, ou quand. Par exemple, on pourrait qualifier la relation entre Lor et Adrien d’amicale, d’amoureuse ou de fraternelle. C’est la même chose entre Françoise et Gérard, entre Gérard et Jean-Paul, entre Val et Gabriella ; entre quasiment chacun d’entre elleux, en fait. Peut-être qu’on ne sera jamais d’accord et que la définition de “famille” ne fera jamais consensus (ne lui en déplaise : même celle de la famille dite traditionnelle). Mais la famille choisie, contrairement à la famille biologique, consiste à s’attacher à la pratique plutôt qu’au principe. C’est le consentement mis au centre de chaque relation, c’est une réinvention constante. Et si c’est révolutionnaire, c’est aussi follement romanesque.


Comment est-ce qu’on se choisit ? Comment est-ce qu’on développe des liens ? Comment est-ce qu’on les fait vivre ? Comme tout le monde, les personnages de Vaisseau Mère se débattent avec ces questions dans leur vie quotidienne. Ces quotidiens-là nécessitent aussi des rituels, des célébrations communautaires, de l’affection témoignée malgré les carcans administratifs et sociétaux qui affaiblissent ses unions du point de vue matériel. Car au-delà du sentiment, faire famille c’est aussi parler d’argent, de nourriture, de lieu de vie. C’est le quotidien qu’il faut organiser, partager. De mon point de vue, c’est tout aussi romanesque.


Les liens biologiques ont aussi leur place dans Vaisseau Mère. J’ai aimé y questionner la solidité de leurs engagements, tenus ou non tenus. La famille dite de sang, à mon sens, mérite aussi des renouvellements de voeux, des remises en question, des loyautés à évaluer.


Mais la famille choisie, contrairement à la famille biologique, consiste à s’attacher à la pratique plutôt qu’au principe. C’est le consentement mis au centre de chaque relation, c’est une réinvention constante. Et si c’est révolutionnaire, c’est aussi follement romanesque.

Vaisseau mère est un roman polyphonique : la voix de Judy entraîne successivement celles de Cristina, Gérard, Adrien, Françoise, Lor, Sylvie et Jean-Paul. Comment cette construction ambitieuse t’est-elle venue ? Qu’est-ce que cette construction a permis en termes d’écriture ? Quelles difficultés as-tu rencontré ?


Au début, il n’était pas du tout prévu que je développe autant de points de vue - rien n’était prévu en fait. Mais je ne parvenais pas à donner l'exclusivité à une seule voix. Quand j’ai commencé à en décliner deux, puis trois, et bien les autres ont suivi. Mais évidemment, plus les personnages se sont éloignés de mon expérience de personne jeune et blanche, plus l’écriture est montée en difficulté. Il a fallu beaucoup lire, écouter, mettre des lunettes spéciales, rechercher, questionner, sur le long terme. Ça m'a donné beaucoup à réfléchir sur les archétypes de personnages qui me venaient spontanément et sur ceux qui sont nés ensuite.




Comment es-tu parvenu·e à faire vivre tant de personnages différents ? Quel a été ton rapport à eux durant l’écriture ? Comment cohabiter avec plusieurs narrations comme tu l’as fait ?


La cohabitation a nécessité beaucoup de temps de relecture, de doute, et de passer du temps sans écrire du tout.


Pour la production de texte à proprement parler, je suppose que je me suis appuyé.e là encore sur le théâtre, en tâchant de comprendre chacun.e comme si je devais jouer leur rôle sur scène. Je relis un bout de partie et je me dis : ok, tu en es là. Si tu es dans une cuisine, est-ce que tu te mets aux fourneaux ou est-ce que tu évites la corvée ? Si tu désires quelqu’un, est-ce que tu te dévoiles ou est-ce que ça te fait peur ? Si tu es triste, est-ce que tu pleures ou est-ce que tu essaies de te changer les idées ? En essayant de voir comment “jouer” ces attitudes, j’ai essayé d’intégrer des tics de langage, des réactions types et des détails qui étaient propres à chaque personnage. Ces subjectivités existaient donc dans chaque partie, et j’ai beaucoup aimé travailler l’image que chacun laissait versus ce qui se passait peur elleux en interne. Je pense que je n’arrêterai jamais de développer une écriture chorale, j’ai l’impression d’avoir seulement commencé à comprendre comment ça peut tenir debout. C’est toujours une façon d’apprendre à écrire, ça remet toujours en question.


En novembre 2020 paraissaient Pas de bougie bougie et Shakesqueer : la querelle, deux pièces de théâtre que tu as coécrites avec Louise Dejour Chobodicka et Alix Gourreau. Comment passer d’une écriture collective à une écriture en solo ? Comment es-tu passé·e de l’écriture dramatique à l’écriture romanesque ?


On parlait un peu plus haut de la polyphonie des personnages. Pour moi, le passage au roman me permet d’aborder une groupe de personnages et leurs alchimies sous autre prisme, mais au début, c’est presque la même chose que d’aborder l’écriture d’une pièce. Le genre du roman me permet cependant de maîtriser l’exécution du rythme, mais j’ignore les images qui en ressortiront à sa lecture par le lecteur - c’est l’inverse du théâtre, et peut-être aussi sa version plus intime, sa version de poche.





Si les deux pièces communiquaient déjà entre elles via les thématiques qu’elles abordaient, vois-tu des liens entre elles et Vaisseau mère ?


Je constate que ces dernières années, mes sujets privilégiés en écriture traitent tout le temps les relations queer ou bien le rapport à la vieillesse et à la fin de vie. Souvent les deux ensemble. Les pièces de théâtre abordaient un thème chacun, le premier dans Shaquesqueer et le deuxième dans Pas de bougie bougie. J’ai eu tout le loisir de m’attarder aux deux dans Vaisseau Mère.


Après Laura N’Safou, qui avait relu Shakesqueer : la querelle, pour rendre au plus juste la relation amoureuse / de couple entre Inès – femme racisée noire, et Rachel, femme blanche, tu as à nouveau souhaité que l’étape de sensitivity reading fasse partie du processus éditorial. Peux-tu nous parler du travail effectué avec Morgane ?


Repasser par le sensitivity reading m’a permis de mêler désir d’éthique littéraire queer et désir d’apprendre. Les phases d’échange avec Morgane, notre sensitivity reader, étaient tour à tour joyeuses, vulnérables, sérieuses. De plus, l’équipe éditoriale de Gorge Bleue se trouvant à Strasbourg et moi vivant à Nantes, nous ne travaillons habituellement que par visio ou par téléphone. Morgane, cependant, est proche de moi géographiquement et nous avons pu nous rejoindre pour des sessions d'écriture/réécriture. Avec elle j’ai pu revivre une certaine ambiance collégiale de l’écriture à quatre mains, comme à l’époque de l’écriture de Pas de bougie bougie et de Shakesqueer : la querelle avec Alix et Louise. Nous avons énormément discuté. Outre l’aspect de lecture sensible autour de la transféminité, elle a pu m’apporter un éclairage littéraire sur certains développements de personnages, de rapport à l’émotion… Nous avons un peu débordé du cadre. Son talent traverse tout le roman.


C’est la seconde fois que tu publies aux éditions Gorge bleue. Quelle est ta relation aux autres titres du catalogue, notamment à Des Phalènes !, qui sort cet automne en parallèle de Vaisseau mère ?


Vaisseau Mère trouve beaucoup d’écho dans Des Phalènes !. Et vice-versa. Pierre et moi avons écrit dans différents genres littéraires mais autour de thèmes communs, rencontrant parfois des coïncidences troublantes. Que les deux livres sortent en même temps va complètement de soi. Et puis le format théâtre de Des Phalènes ! me parle. C’est le titre de Gorge Bleue le plus visuel, pour moi. Sa lecture a un côté halluciné et doux en même temps : j’adorerais le voir mis en scène, joué ou mis en images. Pour citer Louise (Dejour-Chobodicka), le texte se prête beaucoup à l’animation.





Les titres de Gorge Bleue sortis les années précédentes me sont affectueux et intimidants comme des cousins plus mûrs, déjà lancés dans la vie, qu’on a envie de rendre fiers. Les Tombes de Madlen Roy, Dans ton Tube de Florence Andoka et Vulves d’Alex.ia Tamecylia ont particulièrement marqué mon imaginaire.


Si Vaisseau mère est le début d’une nouvelle aventure, qu’est-ce que tu te souhaites / vois pour la suite ? Qu’est-ce qui te réjouit ?


Tout me réjouit autour de l’écriture ! Le temps solitaire de lente gestation, le texte Word qui devient concret sur le papier et les trains à prendre pour en discuter avec les lecteurices.

Je souhaite que Vaisseau Mère vive d’une belle et longue vie, mutant si possible au gré des lectures, adaptations, traductions, triturations. Je souhaite aussi que Gorge Bleue exporte ses titres dans le monde entier. Oui oui.

Je souhaite raconter autant d’histoires que possible avec rage et plaisir, et embarquer là-dedans le plus d’enthousiasmé·es possibles.




Propos recueillis par courriel en juillet 2023



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